Notre téléphone nous permet d’être facilement distrait en tout temps; par conséquent, il faut admettre que nous avons éradiqué l’ennui de nos vies. Bonne nouvelle au premier abord, n’est-ce pas ? Il ne nous manquera pas. Vraiment ? Mon avis est que sa disparition est une catastrophe; l’ennui est nécessaire à une myriade de belles activités auxquelles j’aimerais vous rendre plus conscient par cette quatrième lettre.
La motivation à faire quelque chose plutôt que rien
Imaginez : votre téléphone est en réparation, votre ordinateur est cassé, on a volé votre télé : aucun écran disponible à l’horizon, vous êtes chez vous et il pleut (j’ai dit : imaginez). Vous passez de pièce en pièce, rien ne vous fait envie, vous soupirez, vous vous ennuyez, jusqu’à ce que ça devienne insupportable; autant vous mettre à la rédaction de ce devoir que vous évitez depuis deux semaines, non ? Tout plutôt que de tourner comme un lion en cage une seconde supplémentaire.
Vous vous mettez donc à faire ce devoir, vous réussissez à vous y immerger (puisque votre téléphone ne vous distrait pas, cf. lettre #3) et c’est même agréable de mobiliser votre attention de cette manière. Au bout d'une bonne demi-heure, vous sentez votre concentration faiblir. Vous décidez donc de prendre une pause, cherchez instinctivement votre téléphone et .. Ah, oui, c’est vrai, il est en réparation. Vous pestez (je ne suis pas là pour faire un portrait flatteur non plus).
La contemplation
Qu’il en soit ainsi, pensez-vous (quand même), vous vous levez et décidez de vous faire un café. Tiens, puisque vous n’avez que ça à faire, si vous vous faisiez un café à l’italienne plutôt qu’un café avec votre machine Nespresso dépourvue de charme ? Vous sortez le paquet de café moulu, en respirez le parfum, versez méticuleusement son contenu dans le réceptacle de votre Moka. L’eau remplit le récipient du bas, juste à la limite de la vis, vous emboitez le tout, serrez comme il faut et déposez votre dispositif sur la plaque ; vous vous asseyez et contemplez l’eau qui remplit petit à petit le récipient, couvercle ouvert. Vous contemplez ce qui s’y passe et vous demandez qui a eu l’idée géniale de cette machine. Vous vous sentez apaisé, vous prenez le temps de découvrir et d’apprécier la beauté des actes qui composent votre quotidien, et ça, c’est très important. D’ailleurs, vous vous faites la remarque : le café a meilleur goût.
La gestion des émotions
Vous le dégustez en regardant par la fenêtre; la pluie tombe toujours. Soudain, une pensée indésirable fait irruption dans vos rêveries : votre chat Pustule est mort la semaine dernière. C’est désagréable; vous vous levez pour aller chercher votre téléphone, mais vous interrompez : IL EST EN REPARATION. Cette fois, vous n’allez pas pouvoir l’éviter : il va falloir faire face à cette émotion sans pouvoir vous en distraire, et vous n’en avez pas l’habitude. Les larmes montent, votre cœur se serre. Vous respirez profondément (reliques d’un lointain cours de yoga probablement) et acceptez que cette tristesse vous envahisse un moment; de toute façon, vous n’avez rien de mieux à faire. Pour la première fois, vous sanglotez même; ça vous semble un peu excessif de pleurer comme ça pour un chat, mais ça fait du bien. Petit à petit, l’émotion s’apaise et vos nuages intérieurs se dissipent. Etonnant, mais plutôt chouette.
L’introspection
Mais au fait, pourquoi trouvez-vous si excessif de pleurer pour un chat, comme ça ? Faudrait-il que vous ayez un cœur de pierre ? Vous y étiez attaché, à Pustule, et il vous le rendait bien. Pendant des années, vous l’avez retrouvé tous les soirs en rentrant à la maison, il sentait quand vous étiez malade, quand vous étiez triste. Il était parfois chiant mais se montrait fidèle à son poste : celui de meilleur compagnon. Il est donc bien normal que vous pleuriez sa perte; c’est décidé, vous n’éprouverez plus de honte à ce sujet. Quel soulagement ! Décidément, ça a du bon de s’ennuyer et de s’offrir des moments d’introspection ; vous n’auriez certainement pas réalisé ça si vous aviez passé votre pause sur Instagram.
La créativité
Survolté par votre prise de conscience, vous décidez d’écrire un poème en hommage à Pustule. Vous attrapez une feuille, un stylo, et gribouillez un haiku. Tant pis s’il est nul, vous voulez juste exprimer vos émotions, et peut-être qu’à force, vous vous améliorerez. Vous décorez le haiku de quelques dessins au crayon; ça vous a fait du bien de vous consacrer ainsi à cette émotion. Vous vous sentez apaisé, accompli d’avoir créé quelque chose avec vos propres idées, émergées de ce moment d’ennui et de vagabondage de vos pensées. D’ailleurs, vous y pensez … voilà comment vous pourriez terminer votre devoir ! Cette pause vous a fait du bien; ce moment de paix vous a permis de vous reposer, de respirer, de passer un moment en votre présence, ce dont votre être intérieur vous sera toujours reconnaissant. Et grâce à tout cela, les idées, vos idées à vous fusent, toutes neuves. Vous avez hâte de vous remettre au travail.
Loïc Kunz - Abstraite Illusion (technique de la peinture au café)
Conclusion
L’ennui est une sensation désagréable qui pousse à l’action. Tout comme la faim ou la soif qui vous poussent à accomplir des actions (manger et boire) nécessaires à votre survie, l’ennui vous donne envie de vous bouger et de faire quelque chose plutôt que rien. Ce qui est aussi nécessaire à votre survie, à la survie de votre vie intérieure.
Vous ennuyer vous permet donc de trouver l’élan de faire quelque chose qui vous demande un effort, alors que scroller indéfiniment vous supprime cette envie. Vous ennuyer, c’est vous perdre dans vos pensées, y vagabonder, et rien n’est plus nécessaire que cela pour apprendre à vous connaître. S’ennuyer, c’est faire face à ce qu’on parvient à éviter lorsqu’on est occupé; mais quel cadeau d’apprivoiser à notre rythme les émotions qui nous traversent, et simplement de les autoriser à nous traverser. S’ennuyer, c’est laisser la place à la précieuse confection de nouvelles idées, qui ne pourraient émerger si on ne laissait pas notre esprit vagabonder comme bon lui semble de temps en temps. S’ennuyer, c’est se surprendre à contempler les petites, toutes petites choses du quotidien. S’ennuyer, c’est passer du temps avec vous, rien qu’avec vous. Insistez, restez : vous en valez la peine.
Malheureusement, on ne se retrouve pas souvent sans écran à disposition. Alors je vous encourage de tout cœur à vous créer des moments sans eux, et de vous ennuyer : au réveil, ennuyez-vous un moment dans votre lit avant de vous lever. Pendant vos pauses, ennuyez-vous. Le soir, à partir d’une certaine heure, éteignez votre portable et ennuyez vous, ennuyez-vous fermes ! Passez du temps seul avec vous, rien qu’avec vous. Insistez, restez présent : vous en valez la peine.
Des commentaires ? C’est juste ici dessus.
Et comme la dernière fois, n’hésitez pas à me partager vos œuvres pour égayez les articles ! Cette semaine, je remercie beaucoup Loïc pour sa création.
Tu es tout simplement INCROYABLE. Ton texte est juste SI vrai, bien écrit, une claque énorme sans qu’elle soit douloureuse. Merci merci merci merci merci.
Merci Jade ! Quelle belle écriture . Vive l’ennui, la cafetière Moka et le tendre souvenir de Pustule. Appeler son chat Pustule… la preuve que tu es quelqu’un qui connaît les ressources de l’ennui